DANS LA RIGUEUR, SE LIBERER DU TEMPS

Au BCV Concert Hall s’est déroulé le 13 novembre dernier le premier concert de l’Ensemble Contemporain de l'HEMU intitulé « Hors temps ».

[Vu et entendu par Esther Goodman]

Cet événement signait le coup d’envoi de la résidence 2023-2024 à l’HEMU de la compositrice polonaise Agata Zubel. A l’affiche étaient quatre compositeur·trices : Kaija Saariaho, finlandaise, Michael Jarrel, français, Georg Friedrich Hass, autrichien, et Agata Zubel. Revenons sur les temps forts de ce concert.

C’est Vibe Rouvet (soprano) qui ouvre le bal avec une pièce de Kaija Saariaho, « Miranda’s Lament », dont le texte est tiré de « La tempête » de W. Shakespeare. Le timbre de la voix est chaleureux, ambré, imprégné d’une malléabilité juvénile permettant aux lignes vocales de se tuiler parfaitement sur celles de la harpe, du violon et du violoncelle. Vibe nous confie que cette fluidité obtenue était le fruit d’un « travail minutieux de compréhension de texte en lien avec les effets demandés à la voix par la compositrice ».

L’indéniable virtuosité de Melanie Martins Gil (flûte traversière solo) est ensuite mise en avant au profit d’un fourmillement constant et rapide dans la pièce « Un temps de silence » de Jarrel. Rares sont les moments d’assise dans l’œuvre, malgré des passages plus lents et transparents où le sostenuto de la flûte offre un contraste appréciable par rapport aux passages agités. La flûte cherche bel et bien à « trouver sa place » comme le dit le compositeur.

C’est ensuite « Introduktion und Transsonation » de Haas, pièce en deux parties, accueillie par un murmure anticipatoire dans la salle à la vue de l’impressionnant conducteur. La première partie « Introduktion » est très dense, avec des lignes sostenuto et fortissimo dans les cordes et des passages aigus aux vents et aux cuivres, créant un effet particulièrement inquiétant. La deuxième partie « Transsonation » intègre la bande sonore d’une ondioline, instrument monophonique proche de l’onde Martenot, sur laquelle les dix-sept instruments viennent s’incorporer avec de longues notes tenues. Une réelle torpeur s’installe à ce moment de l’œuvre, comme un marasme rongeant et hypnotique.

Le « Tryptique » d’Agata Zubel nous fait valser de manière inattendue. Le dialogue entre les timbales placées des deux côtés de la scène fait coïncider l’espace et le temps, presque à la manière des cori spezzati du style polychoral vénitien du XVIe siècle, avec un effet stéréophonique. Le choix de l’instrumentation est audacieux, avec de nombreux passages à peine effleurés par l’archet, à peine soufflés, perlés dans une éternité voluptueuse.

La dernière pièce, « Die Aussicht » de Kaaija Saariaho, fait durer la boucle infinie enclenchée par l’œuvre de Zubel. Tout se joue dans la subtilité, à la manière de la « Louange à l’Immortalité de Jésus » du quatuor pour la fin du temps de Messiaen. Ici aussi, la question de la condition humaine est posée. Elle est palpable, répétée en boucle, vibrée chez chaque interprète. On imagine bien à quel point la précision de l’écriture de la compositrice est nécessaire pour parvenir à produire un tel effet. Justement, « le travail de mise en place intensif a ensuite permis de prendre beaucoup de liberté au niveau du temps […] pour flotter avec la musique plutôt que d’essayer de la contrôler, » nous dit Vibe.

Dans la musique contemporaine, où la précision temporelle est cruciale, l'artiste-interprète doit aller au-delà. Une précision accrue invite paradoxalement à se libérer des contraintes. Ainsi, défier le maître Temps devient essentiel pour transcender et atteindre le hors temps.

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