QUELQUES MOTS SUR... EMANUEL AX ET SA MASTERCLASS DE PIANO
Le célèbre pianiste américain donnait le 2 novembre 2016 à Utopia 3 une masterclass de haut vol à l'HEMU. Morceaux choisis d'une exemplaire leçon de partage.
On dit que les vrais grands sont souvent les personnes les plus simples et accessibles. S'il ne fait aucun doute qu'Emanuel Ax appartient aux meilleurs pianistes de notre temps, l'adage s'est vérifié mercredi 2 novembre 2016 à la salle Utopia 3 de la Grotte à Lausanne, où celui-ci donnait une masterclass en marge de son invitation par l'Orchestre de Chambre de Lausanne à interpréter le 22e Concerto de Mozart sous le geste de Hugh Wolff (prestation proprement éblouissante!).
À 14 heures, lorsque les portes s'ouvrent, c'est lui qui accueille le public, avec un sourire et quelques mots qui placent immédiatement la séance sous le signe de la bienveillance. On apprend que l'horaire est serré (en raison d'un concerto contemporain extrêmement ardu qu'il a à se mettre sous les doigts), mais à aucun moment on ne ressent l'urgence – même durant l'attente un peu anxieuse du premier pianiste… qui finit par arriver in extremis.
Ils sont trois candidats à avoir été retenus pour cette rencontre magistrale: deux étudiants de Ricardo Castro et une étudiante de Pascal Godart. Nous suivons la prestation des deux premiers, au sein d'un public qui ne cesse de s'étoffer – des étudiants en majorité, mais également quelques professeurs du Conservatoire (bloc et stylo en main). Le premier à s'élancer est Arthur De Araujo Marden, qui présente les deux premiers mouvements de la Sonate des Adieux de Beethoven. Assis au premier rang, la partition entre les mains, Emanuel Ax lui demande d'abord une lecture intégrale. On pourrait croire ensuite que ses remarques se limiteront à des considérations générales, mais l'immense pianiste a tout minutieusement intégré et a de quoi nourrir ses propos pendant près d'une heure. Plutôt que d'imposer, Ax questionne et suggère. « Comment orchestreriez-vous ce passage? » On parle d'abord musique – esprit, sous-texte – tout en convoquant ponctuellement la technique pour la mieux servir. Ax lui-même se met au piano, propose un phrasé, une nuance, un doigté.
Bien préparé, Arthur De Araujo Marden se prend au jeu et se met à son tour à questionner le maître. « Que pensez-vous du tempo? » « Je ne sais pas, c'est comme vous le sentez.» « J'ai souvent entendu dire qu'il faut bannir le rubato de chez Beethoven. » « Il y a cinquante ans, c'est vrai, on vous aurait mis en prison pour cela! » Jamais imposer, mettre en confiance: « Moi aussi, vous savez, j'ai eu beaucoup de peine à maîtriser ce passage. » « Essayez de jouer cela comme du Chopin. Chopin vient bien de quelque part, et c'est sans doute de là!… Voilà… Beautiful! »
Chopin! L'élève de Ricardo Castro aurait encore tant à lui demander, mais l'horloge tourne et une autre étudiante est dans le portillon avec la 1re Ballade du compositeur polonais. C'est Lise Dor, disciple de Pascal Godart (qui est dans la salle et ne perd aucun mot) : elle aurait pu commencer par demander à Emanuel Ax si ses racines polonaises vibrent lorsqu'il joue Chopin, mais la tension est à son comble et on peut bien le comprendre… son professeur nous chuchote que sa Ballade est encore toute fraîche! Après une première lecture intégrale, les questions fusent à nouveau, en guise de remarques sous-jacentes. Si le dialogue est unilatéral, il n'en est pas moins productif à considérer l'évolution de l'épure sonore au fil des trente minutes de la leçon.
« Que pensez-vous de cette introduction? Est-ce que vous pouvez m'en faire une peinture?… Et là?… Si je vous pose cette question, c'est parce que je ne suis pas sûr que vous ayez pensé à l'harmonie. Et là, que voyez-vous?… Ah? Moi c'est exactement le contraire. Essayez, si c'est possible, de penser une fois comme ça… Ah, le ritenuto! Cela ne doit jamais devenir une formule: si c'est à chaque fois la même chose, c'est aussi ennuyeux que pas de ritenuto du tout. Et là, pas de rubato après l'accelerando! Essayez sans expression. La grande pause est-elle nécessaire? On fait ça très lentement… Ah, c'est fantastique… si difficile! Comment arrivez-vous à vous asseoir et à jouer cela? Moi, il faut que je me chauffe pendant deux heures. Sur ce passage, par contre, j'ai peu de suggestions… tout simplement parce que je n'arrive pas à le jouer moi-même! » La classe mondiale.
Un texte de Antonin Scherrer